Cabantous, Alain:

Histoire de la nuit. XVIIe-XVIIIe siècle

Fayard, 2009.

 

 

 

 

Noire, opaque, inquiétante, moment de toutes les craintes comme de toutes les voluptés, la nuit effraya longtemps les historiens qui ne savaient trop comment l'aborder - car trop chargée d'imaginaire, et accaparée par des disciplines telles que la psychanalyse, où le serviteur de Clio se sentait en terrain inconnu. Simone Delattre avait déjà, il y a quelques années, entrepris de s'y intéresser, dans Les Douze Heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle(1). Alain Cabantous, historien de l'époque moderne, s'y attelle à son tour, s'intéressant, dans ce bel ouvrage très dense, érudit mais simple, aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Judiciaires, théologiques, littéraires : les sources sont nombreuses qui évoquent la nuit, reposante ou menaçante, et surtout multiple, différente selon qu'elle coiffe un ciel urbain ou rural, anglais ou français. Mais comment délimiter le sujet, dont Furetière, dans son dictionnaire du XVIIe siècle, donnait cette définition négative : « partie du jour naturel pendant laquelle le soleil n'est point à l'horizon » ? L'historien doit deviner ce que recouvrent les termes utilisés à l'époque comme « au jour tombé », « au soir » ou « en fin d'après-midi ».

Ce qui est sûr, c'est que la nuit n'est pas un moment anodin puisque, pour Buffon, en déréglant les sens, elle autorise toutes les visions : « C'est de là que viennent la frayeur et l'espèce de crainte intérieure que l'obscurité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes. » Rousseau acquiesce : s'il entend du bruit, il songe aux voleurs, s'il n'entend rien, il devine des fantômes...

La nuit a ses habitués : le Prince des ténèbres en personne, bien sûr, le diable avec son cortège de sorcières et de spectres, mais aussi de très humaines silhouettes comme celles qui ourdissent des complots politiques, se réunissent en cachette, se livrent aux étreintes illicites ou exécutent les basses oeuvres. Louis-Sébastien Mercier, incomparable témoin parisien de ce XVIIIe siècle, note ainsi que c'est « pendant la nuit que se font tous les enlèvements de la police ».

La nuit serait-elle donc, en ces siècles modernes, le temps du crime ? Le constat dressé par Alain Cabantous est contrasté : selon les régions et les pays, et selon aussi la nature des délits, « la nature criminogène écrasante de la nuit est loin d'être démontrée ». Reste que les autorités religieuses et politiques n'entendaient pas laisser la nuit hors de leur juridiction. Eglises fermées « après le coucher du soleil », sorties des veillées ou des cabarets surveillées, car susceptibles d'encourager des« débordements » : on verrouille donc les enceintes des villes, les lieux publics et on patrouille. Surtout, on s'éclaire : individuellement et publiquement, avec 5 700 points de lumière recensés à Paris en 1729. L'affirmation du contrôle étatique des heures nocturnes se traduit ainsi par la multiplication des lampes à huile et des lanternes à bougies dès la fin du XVIIe siècle.

Semblable au porteur de lanterne qui, prudent, s'aventure en des rues obscures, se méfiant des silhouettes trop visibles et tentant de deviner ce qui demeure dissimulé, Alain Cabantous explore ruelles et sentiers, et note les disparités entre villes et campagnes. Et si le mouvement d'ensemble de ces temps modernes est celui d'un « apprivoisement du nocturne », le règne de la nuit a longtemps gardé ses mystères : qu'on se souvienne que ces villages des années 1960 qui n'étaient guère mieux éclairés qu'au siècle de Molière.

 

Gilles Heuré

(Forrás: www.telerama.fr)